J’écris de plus en plus comme un cochon. J’écris de plus en plus comme je parle : comme un cochon. Je laisse faire. J’aime ça et en même temps je suis un petit peu gênée : c’est sans doute illisible. Je n’écris pas ce que j’aime lire et je n’écris pas comme ce que j’aime lire, et alors. Depuis que je suis enfant, je suis émétophobe. Ca signifie que j’ai la phobie de vomir. Il y a pas mal de gens qui souffrent du même problème que moi, en secret. Nous sommes tout un groupe, les émétophobes. Nous sommes un groupe d’éviteurs. Nous évitons certains aliments, nous évitons certains lieux publics, nous évitons certains véhicules ou certains voyages, nous évitons certains divertissements, tout cela par peur de vomir. Parfois, par hasard, nous rencontrons quelqu’un comme nous et alors, quelle liesse, quel soulagement, enfin un semblable, quelqu’un qui sait à quel point cette histoire d’émétophobie ce n’est pas une petite histoire, qu’il n’y a pas un seul jour où on n’est pas empêché par cette phobie, la peur de vomir. Aucune proposition de sens pour expliquer cette phobie n’a eu d’impact sur elle, elle a toujours été là et elle est toujours là. Encore aujourd’hui, j’ai bien plus peur de vomir que de mourir. Il y a quelque chose dans le travail de décontraction de l’écriture qui parle avec cette peur panique. Invariablement, les nuits qui suivaient le soir de noël ou du jour de l’an, je me retrouvais dormant dans la même chambre que mes sœurs à Maule parce qu’il n’y avait plus de place à cause des invités et invariablement, mes sœurs avaient trop mangé de choses trop exceptionnelles, du saumon fumé, des blinis, du tarama, du gâteau au chocolat et de la crème anglaise, et invariablement, elles passaient la nuit à vomir chacune dans leur bassine, alors que je me trouvais au milieu d’elles, et toute la nuit je fermais tous les orifices de toutes mes forces: ne pas sentir, ne pas voir, ne pas entendre. J’avais des crampes à me tenir comme ça, fermer six orifices avec deux mains, c’était compliqué comme position, mais il en allait de ma survie : ne pas sentir l’odeur, ne pas voir, ne pas entendre et malgré tout, bien sûr, je m’endormais et mon système de défense se détendait, si bien que sans le faire exprès, je rouvrais mes narines et mes oreilles dans mon sommeil et alors je me faisais surprendre par les spasmes de l’une de mes sœurs qui remettait ça, et il n’y avait rien de pire, rien de pire, je préférais étouffer la tête sous l’oreiller plutôt que d’être contaminée par les sons et les odeurs du pire désastre qui soit, vomir. Je souffrais continuellement de nausée. La nausée, c’est très désagréable, mais chez moi, c’était toujours autre chose en plus que le malaise physique, c’était la peur qui montait, la peur irrépressible de cet état qui me rapprochait lentement, par vagues, de quelque chose de plus fatal que la mort elle-même : je vais peut être vomir. La peur a toujours pris la forme de la nausée. Ce n’est pas : j’ai peur, c’est : j’ai mal au cœur. Aussi loin que j’essaie de comprendre cette affaire, je bute sur un principe : le retournement ultime. Aucune explication médicale n’est jamais parvenue à me persuader du contraire : quand on vomit, ce n’est pas juste le contenu de son estomac qui sort, c’est tout ce qu’il y a à l’intérieur, tous les organes internes, les viscères, le cœur, le foie, l’estomac, tout. Vomir, c’est une exigence de l’intérieur. C’est quelque chose à l’intérieur qui exige que tout le corps se retourne, exactement comme lorsqu’on retourne un sac rempli de choses et qu’on se retrouve avec tout son contenu éparpillé par terre, et qu’il ne reste plus que cette espèce d’enveloppe flasque et vide, retournée, qui était un sac l’instant d’avant. Quand vient la nausée, je sens cet ordre sourd émanant de l’intérieur, quelque chose d’autonome et d’autoritaire qui dit : si je le veux, nous pouvons tous sortir et tu assisteras à ton propre retournement, jusqu’à te retrouver à l’état de tas sanguinolent, les tripes à l’air et ce sera fini, tout sera fini. C’est pourquoi il a toujours été hors de question que je vomisse.
Extrait de
Tahitidouche, texte en cours d'écriture. Alice Florentin.